La démocratisation d’Internet, du smartphone puis des réseaux sociaux a entraîné de nouveaux troubles comportementaux, proches des phénomènes addictifs, chez les plus jeunes comme chez les adultes. L’hyperconnexion numérique est parallèlement devenue un sujet d’étude, afin de mieux comprendre ses impacts sur la santé mentale. Thibaud Dumas, docteur en neurosciences, qui animera une conférence sur le sujet à l’occasion des Swello Days, le vendredi 31 mai 2024 à La-Seyne-sur-Mer, a répondu aux questions de BDM.

Interview de Thibaud Dumas, docteur en neurosciences cognitives

Thibaud Dumas a très vite intégré le champ des neurosciences cognitives et a obtenu son doctorat à l’université Pierre et Marie Curie. Spécialiste de l’hyperconnexion, de ses impacts sur la santé mentale et sur nos modes de travail, il a participé à la création de l’entreprise My Brain Technologies, de l’association Attention Hyperconnexion et est directeur scientifique chez Into the Tribe, qui étudie ces questions. Auteur, formateur et conférencier, il intervient auprès du grand public, des écoles et des entreprises pour transmettre son expertise.

Thibaud Dumas, vous êtes docteur en neurosciences cognitives. En quoi consiste cette discipline ?

Les neurosciences s’intéressent aux mécanismes inconscients qui sous-tendent les processus cérébraux en général, notamment via l’utilisation de méthodes d’imagerie cérébrale. En neurosciences cognitives, on va essayer de comprendre comment vont fonctionner, par exemple, la mémoire, le langage, les émotions, la concentration, en regardant comment les neurones vont communiquer entre eux, quelle zone du cerveau va s’activer et comment tout cela va fonctionner ensemble. Ce qui peut permettre, entre autres, de discerner un fonctionnement normal ou pathologique chez l’individu.

Appliqué aux nouvelles technologies, comment cela se traduit-il ?

Après avoir travaillé sur la façon dont les nouvelles technologies – via les technologies médicales – peuvent améliorer la santé, j’ai découvert tout l’impact que pouvait avoir notre hyperutilisation des technologies, comme Internet, le smartphone ou les réseaux sociaux. Je travaille désormais sur la façon dont nous pouvons retrouver des usages plus équilibrés, pour en tirer des bénéfices tout en ayant le moins d’effets négatifs possible, voire pas du tout.

Un cadre précis définit-il l’hyperconnexion aux nouvelles technologies ? Est-ce mesurable ?

C’est un peu le même sujet qu’avec tout type d’addiction. Il est difficile de donner un seuil précis et universel, on ne peut pas dire qu’à partir de telle consommation d’écran ou de réseaux sociaux, c’est considéré comme problématique. Cela dépend des conséquences que cela peut avoir sur la vie. On peut se baser sur le temps passé au détriment d’autres activités qui pourraient être plus bénéfiques, cela peut être également les usages qui sont faits de ces technologies…

L’élément clé, similaire à celui qu’on retrouve pour les addictions comportementales, va être le sentiment de perte de contrôle, avec des effets négatifs sur la vie personnelle ou professionnelle. Cela va se traduire également par un besoin d’augmenter sa dose, chose qu’on voit bien avec les likes sur les réseaux sociaux : c’est comme un « shoot », il en faut 10, puis 100, puis 10 000, etc. Et il y a l’effet de sevrage : quand on arrête, on se sent mal, avec parfois des sensations de manque. On s’attache donc à définir si ces signaux sont précurseurs d’un burn-out ou d’une perte de contrôle qui pourrait être plus grave.

Quand ont commencé ces phénomènes d’hyperconnexion ?

Dès l’arrivée d’Internet dans les foyers, dans les années 1990, on a commencé à faire des études sur l’observation des comportements qui pouvaient être associés au temps passé sur le web, et on voyait déjà certaines corrélations. Par exemple avec des sentiments de solitude, de l’anxiété, mais ce n’était pas encore un phénomène majeur. Puis l’arrivée du smartphone a tout changé dans nos usages, puisqu’on était maintenant porteur d’un outil qui lui-même nous stimule pour nous connecter. Ce n’est plus nous qui faisons l’effort d’aller sur l’outil, c’est l’outil qui vient nous chercher pour l’utiliser. Cela a rendu l’utilisation ubiquitaire, c’est-à-dire qu’on peut être sur Internet partout. C’est presque une prothèse cybernétique.

Enfin, l’élément qui a le plus joué sur la santé mentale a été les réseaux sociaux. Dès lors, on a vu une augmentation des études, des observations, des questionnements, des débats, des controverses, signes de recherche active. Et on a vu des choses de plus en plus inquiétantes et préoccupantes. C’est un sujet d’économie de l’attention, une ressource précieuse et fragile, que les éditeurs vont essayer de capter, avec le like, le scroll infini, l’autoplay, les formats courts, le type de contenu poussé. Il y a parallèlement une responsabilité des algorithmes, dont nous méconnaissons les fonctionnements.

Voit-on, dès lors, des catégories de population plus touchées que les autres ?

On remarque que les contenus vont engendrer des effets quoi qu’il arrive. Chez les adolescents, et en particulier les adolescentes, les questions de perception du corps, de comparaison avec les autres, sont un des effets les plus préoccupants aujourd’hui. On voit très bien que cela agit sur la santé mentale des plus jeunes. Mais on retrouve cela également chez les adultes, dans le milieu professionnel, sous plein d’autres angles. Ce que je remarque, c’est que l’hyperconnexion a touché tous les métiers, y compris les agriculteurs, artisans, pas seulement les community managers ! Cela a changé la façon dont on travaille, sans forcément faire l’objet d’un accompagnement.

En termes d’âge, bien sûr, plus on est jeune, plus on est vulnérable. Mais l’élément clé qui va faire la différence entre l’impact que cela peut avoir sur moi ou sur un autre, c’est notre niveau de contrainte par rapport à l’usage numérique. Est-ce que j’ai le choix de pouvoir organiser moi-même ma relation avec l’outil ? En fonction des personnes, on va avoir des niveaux de liberté totalement différents. Quand cela touche des gens qui sont évalués sur leur présence digitale, les garde-fous volent en éclats. Par exemple, beaucoup d’influenceurs ont fait part, ces dernières années, d’un impact sur leur santé mentale, avec un besoin de couper. Donc même en étant experts, on est tous potentiellement sujet à ça.

Le sujet de la santé mentale est de moins en moins tabou. Peut-on établir un parallèle entre le fait de pouvoir en parler plus librement et celui de mieux percevoir les effets néfastes de l’hyperconnexion ?

C’est déjà une très bonne chose d’avoir moins de tabous sur le sujet de la santé mentale. Et ce, sans forcément être dans le domaine pathologique avec des troubles diagnostiqués. Plus on va pouvoir en discuter, mieux c’est. Si la parole se libère, cela va aider à produire des résultats. On va pouvoir identifier certains impacts, voir apparaître des lanceurs d’alerte, comme cela a pu être le cas sur Instagram autour des questions des troubles alimentaires chez les jeunes femmes. On a remarqué des prises de conscience sur TikTok, menant même à une commission d’enquête au Sénat.

C’est bien que la parole se libère à tous les niveaux, mais il faut également que les gens comprennent ce qu’est la santé mentale, ce que cela signifie. Il y a des questions à se poser : comment nos usages ont-ils un impact sur notre santé mentale ? Quelle est la différence entre un psychiatre, un psychologue, un psychothérapeute ou un psychanalyste ? Cela veut dire qu’il faut éduquer à tous les niveaux.

Comment la prévention se développe-t-elle ? Est-il encore temps de prévenir plutôt que de guérir ?

Il y a un effort à faire à tous les niveaux et, bien sûr, plus c’est tôt, mieux c’est. Certaines associations vont dans les établissements scolaires, d’autres interviennent en entreprise, interpellent les pouvoirs publics. Il y a encore des secteurs d’activité où c’est très compliqué mais, quand on parle d’hyperconnexion, on sait de mieux en mieux de quoi il s’agit. Sans oublier que bien souvent, les problèmes d’hyperconnexion en entreprise sont des manifestations d’autres soucis plus profonds, managériaux par exemple. Le rapport au numérique peut être un bon vecteur de dialogue dans l’entreprise.

Pour les plus jeunes, on constate que ce n’est pas très différent des adultes. Dans les addictions, la plupart du temps, ce n’est pas la personne qui y est sujette qui s’en rend compte en premier. Ce sont souvent nos proches qui perçoivent des conduites potentiellement problématiques, voire addictives : une mauvaise perception du temps passé sur les réseaux sociaux, une perte d’attention, une diminution de la vie sociale, des énervements… Les ados peuvent même avoir un meilleur recul que les adultes. Il ne faut pas trop s’inquiéter sur leur capacité à comprendre leur environnement. Mais je peux recommander de faire des exercices en famille ou entre amis : tenter une journée déconnectée, noter le ressenti, voir grâce aux fonctionnalités des smartphones le temps passé sur telle ou telle application, etc.

Peut-on soigner l’hyperconnexion, notamment quand elle a atteint un stade pathologique ?

La bonne nouvelle issue de différentes études, c’est que les altérations qu’on peut avoir, les effets néfastes, ne sont pas irréversibles, sauf dans des cas exceptionnels. On voit qu’il est toujours possible de récupérer l’attention ou la concentration qu’on avait avant, de diminuer son niveau de stress, et cela passe par des réaménagements de nos usages numériques : réduire le temps passé, arrêter le multitâche… Désormais, on a également de plus en plus d’unités dédiées aux impacts du numérique dans nos hôpitaux. Il existe des techniques de soin, de thérapies. J’encourage vraiment à ne pas attendre le dernier moment pour aller consulter un professionnel de santé. En santé mentale, comme en santé en général, plus on arrive tôt, mieux c’est. Le stress, la perte de contrôle, l’irritabilité, le sommeil, sont autant de signes à prendre en compte avant de développer des problèmes qui pourraient être plus graves.

Dernière chose : il y a un effet un peu particulier avec l’hyperconnexion, qu’on voit peu avec d’autres addictions. Car on est à la fois victime et créateur de cet effet. La responsabilité est partagée entre les éditeurs, outils et dispositifs, mais aussi les acteurs et consommateurs qui produisent également du contenu. C’est le petit côté sournois de la chose. Les plus grands avocats de la lutte contre l’hyperconnexion sont d’anciens ingénieurs qui ont travaillé pour les plateformes et sur leurs algorithmes, et se sont rendus compte de ce qu’ils ont créé.

Source : Par Matthieu Eugène via BDM

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